- NUCLÉAIRE (ARMEMENT) - De la prolifération à la simulation
- NUCLÉAIRE (ARMEMENT) - De la prolifération à la simulationNucléaire: de la prolifération à la simulationReconduction indéfinie du traité de non-prolifération nucléaire (T.N.P.), cinquantième anniversaire des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, reprise temporaire des essais nucléaires français dans le Pacifique, propositions pour une dissuasion nucléaire européenne... L’année 1995 fut celle du retour des débats sur les enjeux liés aux armes de destruction massive.Non point que l’arme nucléaire ait disparu des arsenaux à la faveur de l’après-guerre froide, mais la fin des blocs, les bouleversements géopolitiques qui y furent associés et les nouvelles missions de maintien de la paix avaient rendu moins visible son existence. Cette occultation, toute temporaire fût-elle, dissimulait en réalité une évolution importante des concepts et des outils associés à ces armes spéciales. Une mutation du paysage nucléaire est aujourd’hui engagée. Elle implique le remplacement des armes nucléaires substratégiques par des systèmes classiques associés à une dissuasion de type conventionnel, le retour desdites armes de la périphérie vers les sanctuaires nationaux, l’application d’un état de veille technologique aboutissant à une pause dans la production de nouveaux systèmes d’armes nucléaires et, enfin, l’adaptation progressive des concepts de dissuasion minimale et de doctrine existentielle (arme de dernier recours) dans les outils nucléaires des grandes puissances, à la suite des accords de désarmement.Si les changements radicaux de ces dernières années en matière de relations internationales ont placé la dissuasion et les armes nucléaires sous un éclairage politique et militaire entièrement différent, la perception – à travers les crises irakienne et nord-coréenne notamment – de nouveaux risques potentiels en matière de prolifération nucléaire a également conduit à souhaiter le renforcement des instruments multilatéraux de contrôle des armements nucléaires dans le monde.Les enjeux du T.N.P.En clôturant à New York l’importante conférence sur le traité de non-prolifération (du 17 avril au 11 mai 1995) par une extension pour une période illimitée des obligations inscrites dans ce document juridique entré en vigueur en 1970, une majorité des cent soixante-quinze pays représentés ont voulu donner un caractère permanent à une des pièces maîtresses du dispositif contre la prolifération nucléaire.Réalisé par consensus, ce dernier accord ne fut pas, toutefois, obtenu sans débats. Ceux-ci englobaient l’avenir du moratoire sur les tirs d’essais atomiques, le respect des obligations de désarmement par les puissances nucléaires militaires, les garanties économiques (art. 4 et 5) et de sécurité accordées aux États non nucléaires et d’autres aspects connexes; ils eurent pour effet d’aviver les méfiances entre le Nord et le Sud.Accord multilatéral de contrôle des armements le plus largement accepté, le T.N.P. reste fondé sur la discrimination entre les États dotés d’armes nucléaires – définis comme ayant procédé à une explosion atomique avant le 1er janvier 1967 –, et les autres. En effet, si tout État doté d’armes nucléaires s’engage à ne pas aider, tant directement qu’indirectement, tout État non doté de telles armes à les acquérir (art. 1er), tout État non nucléaire est dans l’obligation de ne pas chercher à se doter, par quelque moyen que ce soit, de ces armes (art. 2) et de conclure un accord de garanties avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (art. 3).Certains pays non alignés ont estimé que, si le T.N.P. devait être reconduit pour une durée indéterminée et sans condition, les États nucléaires ne se sentiraient plus incités à adopter d’autres mesures de désarmement. Néanmoins, en échange de l’extension illimitée, les puissances nucléaires ont accepté trois documents: un texte concernant le renforcement des mécanismes d’examen du fonctionnement du T.N.P.; un programme d’action en vue du désarmement nucléaire concernant l’arrêt de la production de matières fissiles militaires et comprenant également la conclusion par la Conférence de Genève, au plus tard en 1996, d’un traité sur l’interdiction totale des essais nucléaires; enfin, un document sur la nécessité que tous les États du Moyen-Orient adhèrent au traité.Le rapport étroit qui existe entre le traité de non-prolifération et les essais nucléaires explique aussi en partie les fortes réactions négatives qui furent exprimées dans le monde entier à la suite de la décision prise par la France en juin 1995 de rompre le moratoire qu’elle avait annoncé en 1992 et de reprendre temporairement sept ou huit expérimentations nucléaires souterraines sur les atolls de Mururoa et de Fangataufa entre septembre 1995 et mai 1996 (en fait, la série de tirs devait être réduite à six, le dernier d’entre eux étant effectué le 27 janvier 1996 à Fangataufa). Ces réactions devaient associer bon nombre d’États du Pacifique et de l’Asie, une grande partie des capitales européennes, et susciter certaines actions du mouvement écologiste international Greenpeace à proximité et à l’intérieur des atolls concernés.Ces protestations furent relayées au sein de certaines institutions internationales comme le Parlement européen (résolutions des 15 juin et 20 septembre 1995), la Commission européenne (en vertu du traité Euratom), l’Union de l’Europe occidentale (résolution du 21 juin 1995, dont le vote fut reporté) ainsi qu’auprès de l’O.N.U. avec la tentative avortée de la Nouvelle-Zélande de relancer une action devant la Cour internationale de justice de La Haye.Trente-deux jours après la reconduction illimitée du T.N.P., la décision française fut ressentie comme une violation de l’esprit du traité. Les États non nucléaires venaient de faire d’importantes concessions en acceptant de prolonger pour une durée indéterminée le T.N.P. et de perpétuer le statut de puissances nucléaires pour cinq États, malgré l’article 6 qui contient le principe d’un désarmement nucléaire généralisé. Si le T.N.P. ne précise pas expressément la nécessité d’un arrêt définitif des essais, la relance de ceux-ci fut perçue par les États non nucléaires comme un moyen de poursuivre une modernisation des arsenaux contraire à l’esprit de l’article 6.Vers un arrêt des essais nucléairesLa Déclaration de principes et d’objectifs sur la non-prolifération et le désarmement, adoptée en marge de la conférence de New York, mentionne à cet égard que, dans l’attente de l’entrée en vigueur d’un traité d’interdiction totale des essais, Comprehensive Test Ban Treaty (C.T.B.T.), les puissances nucléaires devraient observer “une extrême retenue”.Il y aurait donc incompatibilité au sens politique (et non juridique) du terme entre la reprise des essais nucléaires et la reconduction du T.N.P. adoptée par consensus au printemps de 1995.Cependant, l’arrêt des essais nucléaires n’a pas nécessairement d’effet sur d’éventuels proliférateurs clandestins, dont les motivations sont prioritairement d’ordre national et sous-régional: l’acquisition de bombes rudimentaires, de première génération, de quelques dizaines de kilotonnes n’impose nullement d’essais nucléaires réels. Quant à la question de savoir si une reprise des essais français risquait de fragiliser ou de retarder les négociations sur l’arrêt définitif des expérimentations nucléaires, elle ne paraît pas devoir aboutir à une réponse positive.En effet, les États nucléaires ont accepté d’aboutir rapidement à un accord sur la question, et les pressions internationales relatives à la fin du moratoire français ont indirectement abouti à la décision prise en 1995 par la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne de renoncer aux micro-essais nucléaires indétectables (option zéro), ouvrant ainsi la porte à la signature du C.T.B.T. débarrassé d’un de ses dossiers les plus épineux.À côté de l’argumentaire politique, national et doctrinal, le gouvernement français a justifié la reprise des essais nucléaires pour des motifs technico-militaires et des raisons de calendrier. Selon lui, en suspendant les expérimentations nucléaires en avril 1992, “dès lors que les Américains, les Russes et les Anglais acceptaient de les arrêter en même temps”, François Mitterrand avait pris une décision qualifiée de prématurée par Jean-François Mancel, secrétaire général du R.P.R., en empêchant la France d’acquérir définitivement la capacité de simulation des tirs nucléaires. Ainsi, avec le moratoire annoncé par le Premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy le 8 avril 1992 “tant qu’aucun autre État du club n’effectuerait pas de nouveaux tirs”, décision maintenue malgré le tir chinois du 5 octobre 1993 et prolongée pour une durée indéterminée au plus tôt jusqu’à la fin du mandat présidentiel en cours, la France aurait pris du retard en matière de simulation des essais. Selon cette argumentation, à l’exception d’un premier tir réel (“Lycurgue”) à Mururoa en juillet 1991 pour développer la technologie de simulation – le second, “Édith”, fut annulé en raison du moratoire –, la France se trouvait dans une situation où les techniques de simulation, insuffisamment avancées, ne pouvaient constituer aux yeux de nombreux techniciens un substitut efficace à court terme. Ainsi, la reprise des essais était inscrite dans les faits dès 1993-1994.Il semble que pour les ingénieurs français, comme pour leurs homologues des États-Unis qui ont réalisé les premières expériences de simulation dans les années 1980, on ne puisse aboutir à la maîtrise de la simulation d’essais en laboratoire qu’en passant par des recalages intermédiaires impliquant des essais réels et des exercices de corrélation.Le programme français de simulationQuand il fut proposé par le Commissariat à l’énergie atomique (C.E.A.) en 1991, le programme P.A.L.E.N. (préparation à la limitation des essais nucléaires) n’avait pas pour objet de préparer à un arrêt complet des essais nucléaires, mais, d’une part, de pallier la diminution constante du nombre de tirs qui était demandée, en particulier pour des raisons budgétaires, et, d’autre part, de réduire la longueur d’exploitation des résultats.Jugé trop coûteux à l’époque et refusé par le gouvernement, le programme P.A.L.E.N. n’entraînait pas la suppression des essais en grandeur réelle indispensables, selon Roger Baléras, directeur des applications militaires du C.E.A., pour “valider la pertinence des modèles et ajuster les paramètres de simulation”. Cependant, si “la démarche de P.A.L.E.N. est fondée sur la simulation numérique recalée par l’expérience, de façon itérative, l’étape ultime est de rendre inutile le recalage par l’expérience nucléaire. Cela implique que tous les phénomènes physiques intervenant dans le fonctionnement soient compris et modélisés rigoureusement [au moyen de lasers de puissance, d’accélérateurs radiographiques et de superordinateurs], et non pas empiriquement, comme c’est encore le cas très souvent aujourd’hui lorsqu’ils sont trop complexes ou trop imbriqués”.En 1995, quelque neuf cent quatre-vingts personnes ont été affectées au programme P.A.L.E.N., et le volume des crédits prévus au titre des essais, d’une part, de la simulation, d’autre part, pour les années 1995 à 2000 s’élève à 17 milliards de francs, avec un budget de 280 millions de francs intégrant P.A.L.E.N. dès 1994.ContradictionsUne des questions affectant la reprise des essais a été de déterminer le degré de crédibilité actuelle et future de la dissuasion nucléaire française; ce qui impliquait de répondre à la question de l’utilité de tirs réels associant les recherches de simulation. Roger Baléras, après avoir quitté ses fonctions, aurait affirmé à des experts nucléaires américains que, au sein de la série initialement prévue, les essais destinés à parfaire la simulation ne seraient pas nécessaires pour calibrer les futures installations françaises de modélisation P.A.L.E.N. Quant à François Heisbourg, ancien directeur de l’International Institute for Strategic Studies et conseiller stratégique auprès de la firme de missiliers français Matra, il estimait aussi que les tests réels liés à P.A.L.E.N. et le tir de qualification de la tête TN-75 devant armer les missiles stratégiques sur sous-marins étaient inutiles, préférant justifier uniquement les trois tirs de maîtrise du vieillissement des amorces nucléaires. Or, dans l’absolu, il semble bien que même les tests de fiabilité et de sûreté liés au contrôle du vieillissement peuvent être réalisés sans procéder à des tirs réels. Une multitude de méthodes modernes de contrôle non destructif permet de connaître l’état physique et chimique des éléments nucléaires et non nucléaires d’une charge. Les tests électroniques, le contrôle des matériaux et du vieillissement du tritium peuvent être aisément organisés et aboutir au remplacement des matières et des pièces défectueuses. Enfin, la simulation en laboratoire devrait permettre de contrôler de manière plus fine le fonctionnement, la sûreté et la sécurité des charges nucléaires sans pour autant faciliter la production de têtes nucléaires de nouvelle génération.Si la décision de reprendre les essais nucléaires a pu poser problème tant en matière environnementale et diplomatique que face à la reconduction du T.N.P., elle aura eu également pour conséquence indirecte et paradoxale de renforcer quelques orientations propres à améliorer la sécurité.Sans parler de la décision prise par la France d’écourter la durée des essais, d’en réduire le nombre, d’ouvrir en partie ses installations aux instances internationales et de jouer la transparence sur le nombre exact de ses essais depuis 1960, il est probable que les fortes mobilisations autour de la reprise des tirs nucléaires auront abouti à ce que le traité C.T.B.T. ne contienne pas de clause prévoyant quelques essais subkilotonniques ou hydronucléaires de très faible puissance en vue d’activités d’entretien de la sûreté et de la fiabilité. Cette option zéro adoptée par la France le 6 août 1995, suivie par les États-Unis le 11 août et par le Royaume-Uni le 14 septembre, a ouvert la voie à la signature d’un traité d’interdiction totale des essais nucléaires, les pays ayant renoncé à des dispositifs nucléaires qui ne présentaient guère d’intérêt militaire mais beaucoup d’inconvénients politiques.Un frein à la sophisticationEn estimant que la France devait passer par une dernière série de tirs nucléaires avant de s’engager sans réticence vers le C.T.B.T., Paris ne pouvait plus se désengager de ses responsabilités au sein de la Conférence du désarmement à Genève. Néanmoins, une interdiction complète des explosions expérimentales ne peut être considérée comme la garantie absolue de lutte contre la prolifération. Mais, si le C.T.B.T. ne réduira en rien les capacités nucléaires actuelles des grandes puissances, il aura pour effet, à terme, de rendre très difficile, sinon impossible, la mise au point d’armes de nouvelle génération, constituant ainsi un frein à la prolifération dite verticale. On estime en effet que, pour toute ogive de conception nouvelle ou profondément remaniée, il faut procéder au minimum à une explosion à pleine puissance de l’engin.En effet, même la simulation en laboratoire, qui doit garantir aux puissances nucléaires l’état optimal de crédibilité, de sûreté et de sécurité de leurs arsenaux, ne permettra pas de créer de toutes pièces des armes réellement nouvelles. Elle autorisera néanmoins le maintien de têtes nucléaires moins sophistiquées, dont la précision et la résistance pourront certes être encore garanties par le biais des performances techniques des missiles, des aides à la pénétration et de l’électronique intégrée. En d’autres termes, la simulation c’est non seulement de la maintenance à long terme d’armes nucléaires mais également une filière industrielle d’armes reproductibles sans risques, c’est-à-dire d’armes stables, robustes, probablement plus lourdes et plus volumineuses que les têtes miniaturisées des missiles qui équipent actuellement les sous-marins.Le renforcement du régime T.N.P., la signature ultérieure du traité sur l’interdiction complète des essais et la poursuite du désarmement nucléaire (S.T.A.R.T. I et II) pour des raisons géopolitiques et budgétaires devraient aboutir à une marginalisation telle des arsenaux nucléaires – sur le plan opérationnel et doctrinal – que les armes nucléaires résiduelles n’auront plus qu’une fonction de dissuasion existentielle et de dernier recours.
Encyclopédie Universelle. 2012.